Chapitre XVII
Dès qu’il eut retrouvé le contrôle de lui-même, Childe se releva et se dirigea vers la porte d’un pas chancelant.
Il n’éjaculait plus, mais il bandait toujours ; il n’avait plus la délectable sensation de s’être vidé-pour-son-bien qui succède immédiatement à l’orgasme. Il sentait poindre une nouvelle jouissance ; son corps se préparait à un autre coït. Mais la sensation était encore assez diffuse pour qu’il prenne le parti de l’ignorer.
Mme Grasatchow était toujours à terre, les quatre fers en l’air, la bouche ouverte et les yeux révulsés. On aurait dit qu’on lui avait fourré des œufs durs dans les orbites.
Il aperçut un gros étron sur le tapis, entre lui et Mme Grasatchow. Ainsi donc, au cours de leur lutte il avait littéralement chié de terreur. Il ne savait pas à quel moment précis il avait lâché l’excrément, mais cela n’avait guère d’importance. Il était certain que c’était lui qui avait expulsé l’étron et non la grosse femme ; il y avait une possibilité qu’elle ait chié quand il lui avait sauté sur le visage. Mais il en doutait : l’étron était trop loin d’elle.
En évitant soigneusement l’étron, il marcha jusqu’au sac de la grosse femme. Il y trouva la clé de la porte, qu’elle avait refermée après avoir inspecté le couloir. Il l’ouvrit et, prenant le sac avec lui, il suivit le couloir jusqu’à la salle où il avait été d’abord emprisonné.
Il n’avait nulle envie de traîner dans les parages, mais il tenait à visiter toutes les pièces alignées le long du couloir. Il n’était pas exclu qu’il y ait d’autres prisonniers ; il se pouvait même que Sybil fût enfermée dans une de ces pièces. Six étaient verrouillées. Dans les trois qu’il trouva ouvertes, il n’y avait rien d’intéressant. Il parvint à en ouvrir trois autres avec la clé qu’il avait trouvée dans le sac de la grosse femme.
Les deux premières étaient de petites cellules capitonnées. La troisième, plus vaste, était meublée dans le style danois moderne ; elle renfermait une télé couleur, un bar bien garni, une table de billard, un stock de cartouches de cigarettes et de boîtes de Havane, des cartons remplis de joints de marijuana et des flacons pleins de pilules et de capsules de toutes tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Apparemment, c’était une salle de repos, ou une salle de jeux, où les habitants de la maison venaient se détendre entre deux séances de « travail » dans l’autre pièce. Il y avait aussi une grande coiffeuse surmontée d’un miroir qui lui parut normal. Le dessus de la coiffeuse était jonché de produits de beauté, de perruques et de postiches.
Il ouvrit les tiroirs, espérant y trouver quelque chose à se mettre. À peine avait-il tiré le premier qu’un nouvel orgasme épileptique s’empara de lui ; il éjacula dans les linges qu’il contenait. La salle comportait un cabinet de toilette ; il se lava les parties génitales, se débarbouilla le visage et les mains et se rinça la bouche. Il but plusieurs verres d’eau et retourna à la commode.
Il n’y trouva que des maillots et des culottes courtes de gymnastique. Ayant choisi ceux qui lui allaient à peu près, il les passa. Puis il se dit que si une nouvelle éjaculation se produisait bientôt, il serait très mal à l’aise dans un short gluant de sperme. Il se résigna à laisser sa queue hors du short, bien qu’il se sentit un peu ridicule. Avisant son reflet dans la glace, il constata qu’il l’était tout à fait. Un chevalier avec, en guise de lance, ce fragile pilon. Ah, il était beau, le chevalier ! Il avait l’air fin, le fringant détective ! Avec son pédicule à l’air ! Il y avait des chaussettes, mais pas de chaussures. Il en enfila une paire et continua sa fouille. S’il avait pu trouver une arme quelconque. Mais non. C’était trop espérer, bien sûr. Les deux tiroirs du bas étaient bourrés jusqu’à la gueule de housses en plastique transparent qui contenaient quelque chose d’impossible à identifier.
Il en ouvrit une et la vida sur le sol. Quelque chose en sortit qui ressemblait à un drapeau transparent et qui se déploya sur un mètre quatre-vingts environ.
La chose avait quatre excroissances symétriques deux à deux, une masse de poils épais à un bout et une touffe de poils circulaire en son milieu. Juste au-dessous de la calotte poilue, il y avait une petite valvule rouge comme en ont les matelas pneumatiques. Childe entreprit de souffler dedans ; l’effort lui coûta une grande dépense d’énergie. Quand il en vit le résultat, bien qu’il eût soupçonné ce que ça allait être, il resta pétrifié d’horreur.
Ils avaient dépouillé Colben de sa peau, et ils l’avaient transformée en ballon. Toutes les ouvertures – les oreilles, la bouche, l’anus, ainsi que le sexe mutilé –, avaient été soigneusement cousues. Ses prunelles étaient peintes en bleu et sa bouche d’un rouge qui imitait à s’y méprendre la couleur naturelle des lèvres. Les poils du pubis étaient intacts ; avec la couture entre ses jambes, il avait les apparences de la féminité.
Childe n’avait pas le temps de dégonfler le ballon ; il le poussa, et il s’envola. Puis, avec des gestes frénétiques, il ouvrit toutes les autres housses. L’une d’elles renfermait la tête de Budler. Il en déduisit que le loup du film avait dévoré le reste du corps de Budler ou l’avait si bien déchiqueté qu’il n’avait pas été possible d’en faire un ballon. La tête partit en tournoyant vers le coin de la pièce où Colben était resté bloqué ; entraîné par le poids de ses cheveux et de la valve qui faisait saillie sur la nuque, Colben semblait faire les pieds au mur.
Childe trouva beaucoup de femmes ; quatre seulement avaient des cheveux semblables à ceux de Sybil et paraissaient de la même taille. Pourtant, il les gonfla toutes. Quand il eut fini de gonfler la dernière, il haletait comme s’il avait couru un mille mètres dans le smog. L’effort n’était que partiellement responsable de son essoufflement. En gonflant le dernier ballon, il avait cru voir se former les traits de son ex-femme.
Il se versa un verre d’eau et s’assit. Trente-huit poupées gonflables étaient rassemblées à l’autre bout de la pièce. La plupart avaient la tête en bas ; quelques-unes, retenues par la masse des autres, penchaient juste un peu d’un côté. L’éclairage d’une applique d’angle leur donnait l’air d’une troupe de fantômes ivres emmêlés les uns dans les autres. Poussés par l’air du conditionneur, ils ballottaient doucement d’avant en arrière, ce qui faisait qu’ils ressemblaient en plus à des noyés fantômes flottant entre deux eaux.
Il y en avait 63. 25 hommes, 13 femmes, 15 blancs, 7 noirs, 3 Indiens ou asiatiques. Des femmes, 9 étaient blanches et 4 noires.
Tous étaient des adultes. S’il y avait eu parmi eux des enfants, Childe ne l’aurait pas supporté. Il se serait enfui en hurlant dans le couloir. Il était plutôt du genre coriace, mais il aurait craqué à la vue de gosses transformés en ballons.
Là, déjà, il était furieux et écœuré. Mais pour l’instant, la fureur était plus forte en lui que le dégoût. Qu’est-ce qu’ils avaient prévu de faire de ces poupées gonflables ? Les remplir d’hydrogène et les lâcher au-dessus de Los Angeles ?
C’était sans doute leur plan, en effet. C’aurait été un geste de défi d’un cynisme égal – et même supérieur – à celui qui avait présidé à l’envoi des deux films.
Childe se leva, s’arma d’une bouteille de vodka tenue par le goulot, retourna dans la pièce où il avait laissé Mme Grasatchow et s’arrêta à la porte. Elle s’était dressée sur son séant et vomissait. Du sang lui gouttait encore des narines. En voyant Childe, elle poussa un sourd grognement et parvint à se remettre debout. Son énorme ventre était barbouillé de vomissures et de sang.
— Tu me supplieras de te tuer ! glapit-elle.
— Et puis quoi encore, dit-il en faisant un pas dans la pièce. Avant que je vous tue, je voudrais savoir pourquoi vous avez tué tant de gens. Pourquoi les avez-vous dépouillés de leur peau ?
— Je vais t’arracher les couilles ! rugit la grosse femme.
Elle fondit sur lui. Il se campa sur ses pieds, levant sa bouteille de vodka comme une massue. Mais Mme Grasatchow mit le pied sur l’étron et dérapa ; ses jambes furent projetées en l’air devant elle et elle s’écrasa lourdement sur le dos. Elle ne se releva pas ; elle grognait encore, mais elle avait l’air K-O. Il lui assena un solide coup de bouteille sur le côté de la tête, puis il sortit et ferma la porte à clé. Tenant la bouteille d’une main, serrant sous son autre bras le sac de Mme Grasatchow, la queue toujours pointée lui jaillissant du froc (Je fais un drôle de héros ? se disait-il), il pénétra dans la pièce où il avait été enchaîné la première fois.
Mais il en ressortit aussitôt et se précipita vers la salle de billard. Il lui fallait des preuves. Même si les flics ne voulaient pas croire son histoire, ils seraient bien obligés d’admettre qu’elle était au moins en partie véridique s’il leur montrait les restes de Colben et de Budler. Il décida de prendre un troisième spécimen au hasard ; avec un peu de chance, il tomberait sur une personne dont on avait signalé la disparition.
Le dégonflage des baudruches fut aussi horrible qu’il l’avait prévu. L’air sortit en sifflant de la valve ; Budler et l’inconnue se recroquevillèrent comme des diables aspergés d’eau bénite. Colben avait toujours été du genre fuyant : il lui échappa et se propulsa dans la pièce, heurtant plusieurs autres fantômes et les mettant cul par-dessus tête. Il atterrit sur le bar, formant nappe. Childe dut encore arracher Colben à un bar, comme il l’avait fait tant de fois lorsqu’il vivait. Il le roula en boule et le fourra dans le sac de Mme Grasatchow, où il alla rejoindre la tête de Budler et la rouquine inconnue.
Il tâtonna un bon moment à la jonction des deux blocs de pierre, vers l’endroit où Dolores avait appuyé ; à la fin, le pan de mur s’ouvrit et il s’engouffra dans le tunnel obscur, s’éclairant à l’aide de la lampe de poche qu’il avait trouvée dans le sac à main de Mme Grasatchow. Le mur se referma derrière lui, et il avança lentement. Le passage était étroit et poussiéreux, et il y faisait très chaud. Il passa devant plusieurs chambres munies de miroirs truqués ; aucune n’avait d’ouverture apparente de son côté. Elles étaient très semblables à celles qu’il avait vues depuis l’autre passage. Il arriva au pied d’un escalier. Il le gravit, un peu inquiet ; il doutait qu’il pût tomber dans une trappe, puisqu’il était déjà au sous-sol, mais il ne pouvait pas en être certain.
L’escalier menait à un autre corridor ; il avait le choix entre deux directions. Il aperçut des empreintes dans la poussière : celles de longues chaussures pointues dont il présuma qu’elles appartenaient au baron Igescu, et celles d’un animal, un chien, ou peut-être un loup. La piste de l’animal se dirigeait vers la droite, et il décida de la suivre. Une direction valait l’autre, et il fallait bien qu’il en choisisse une.
À la lueur de sa lampe, il aperçut plusieurs petits volets carrés alignés le long du mur. Il les ouvrit, et vit plusieurs pièces à la fois à travers des glaces truquées. Il crut reconnaître une chambre. C’était bien une chambre à coucher Louis XIV, mais elle n’était pas exactement semblable à celle dont il se souvenait. Il découvrit une entrée secrète qui menait à travers un lambris, et l’emprunta. Il traversa la chambre sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil dans la salle de bains. Cela lui confirma qu’il n’avait pas affaire à la même chambre : il n’y avait pas trace du miroir déformant. Il s’apprêtait à ouvrir une porte pour voir si elle donnait sur un couloir ou sur une autre chambre, mais au dernier moment il se ravisa et colla l’oreille au battant. Il se félicita de sa prudence : un bruit de voix confus lui parvenait de l’autre côté de la porte.
Il mit l’oreille contre le trou de la serrure, et il entendit un peu mieux. Mais ce n’était pas encore assez clair. Il éteignit toutes les lumières de la chambre, tourna le bouton de la porte avec précaution et l’entrebâilla. Les voix venaient du fond du couloir. Son regard n’allait pas assez loin pour qu’il vit qui parlait. Mais les voix lui étaient familières, à l’exception de deux d’entre elles, une voix d’homme et une voix de femme. C’étaient peut-être Chomkine et Krautschner, qui n’avaient rien dit quand le baron les avait présentés et n’avaient pas prononcé un mot à dîner. Mais il pouvait s’agir aussi de gens qu’il n’avait pas encore rencontrés.
— … pris beaucoup d’énergie à Magda, comme je vous le disais tout à l’heure.
C’était Igescu. Il parlait très fort. Sa voix trahissait une grande fébrilité, et peut-être même un peu d’anxiété.
— Je crois que Dolores a amassé suffisamment de flux vital pour prendre une forme tangible et durable. Suffisamment en tout cas pour réduire momentanément Magda à l’impuissance et lui boire presque tout son sang. Elle ne l’a pas tuée, mais il s’en est vraiment fallu de peu. Et Glam, ce foutu imbécile ! Ça lui pendait au nez. Mais que peut-on attendre des gens de son espèce ? Il a voulu profiter de l’occasion pour baiser Magda ; je l’avais pourtant prévenu plus d’une fois de ce qui risquait de lui arriver. Il se figurait sans doute qu’elle ne s’apercevrait de rien. Mais dès qu’il a commencé à la foutre, Magda a retrouvé une partie de son énergie ; en revenant à elle, elle était sous Glam : elle ne le lui a pas pardonné. Vous avez vu ce qu’elle lui a fait !
L’homme que Childe ne connaissait pas interrompit le baron. Il parlait bas, et Childe n’entendit pas ce qu’il disait. Par contre, il entendit très distinctement la réponse d’Igescu.
— Oui, Magda a de l’énergie ! Mais pas assez ! Elle est en pleine stase, complètement bloquée, et elle ne peut s’en sortir qu’en tuant quelqu’un ! Et ce ne peut être que quelqu’un qui se trouve actuellement dans cette maison !
La femme inconnue parla à son tour. Sa voix était encore plus indistincte que celle de l’homme.
— Childe ferait l’affaire, répondit Igescu. J’avais formé d’autres projets sur lui, mais je peux y renoncer.
— … pris beaucoup d’énergie à Magda, comme je vous le disais tout à l’heure. D’abord, il faut que nous retrouvions Magda ; ensuite, Childe. Sinon…
— Et Dolores ?, fit la voix de Panchita Pocyotl. Childe crut presque voir le haussement d’épaules du baron.
— Qui sait ? fit Igescu. C’est l’inconnue de notre équation. Une inconnue bien dangereuse… Si elle a pu faire ça à Magda, elle peut le faire à n’importe lequel d’entre nous. Mais je doute qu’elle puisse affronter plus d’un adversaire à la fois ; et encore faudra-t-il qu’elle nous prenne au dépourvu, comme Magda. Donc, mieux vaut rester groupés, puisque…
Un hurlement l’interrompit, suivi d’un bruit de pas précipités. Le petit groupe tourna à l’angle du couloir et dégringola l’escalier pour voir d’où venait ce cri. Il y eut de nouveaux hurlements. Childe ouvrit la porte et inspecta le couloir dans les deux sens. Il ne restait plus qu’Herbe-Qui-Plie, l’Indien ; l’épaule appuyée contre le mur, il regardait dans la direction de l’escalier. On l’appela ; il disparut.
Childe se rua dans le couloir. Une seule porte était ouverte, celle dont le petit groupe venait de quitter le seuil ; il passa la tête à l’intérieur. La pièce était une chambre d’aspect singulier. Elle correspondait à l’idée que peut se faire d’un harem turc un décorateur de Hollywood. Elle était pleine de tapis, de tentures, de poufs, d’ottomanes et de coussins ; il y avait même un narguilé, et une coiffeuse si basse qu’il fallait sans doute s’asseoir en tailleur pour se regarder dans sa glace. Une grande baignoire en marbre, encastrée dans le sol, tenait le milieu de la pièce. Elle était si vaste que c’était plutôt une petite piscine. De l’autre côté de la baignoire, il y avait une sorte de lit en marbre sur lequel s’entassaient des piles d’oreillers et de traversins et qui était recouvert de voiles de soie multicolores.
Des bottes noires en cuir souple – celles de Glam – dépassaient du bord du lit. Childe entra dans la chambre, fit le tour du bassin (qui était plein d’eau froide) et regarda par-dessus la petite balustrade de marbre qui entourait le lit. Glam était mort. Outre les bottes, il était vêtu d’un pantalon baissé jusqu’à ses genoux. Il avait ôté sa chemise et son maillot de corps mais il était si pressé de prendre Magda qu’il n’avait pas pris le temps de retirer le reste de ses vêtements.
Son pantalon était plein de sang ; il avait du sang sur tout le corps. Il avait jailli de ses oreilles, de ses narines, de ses orbites, de sa bouche, de son anus et de son sexe. Quelque chose l’avait littéralement broyé. Il avait les côtes enfoncées, les bras et les hanches brisés. Outre le sang qui avait giclé par tous les orifices de son corps deux mètres d’intestins lui étaient sortis de l’anus sous la pression.
À la droite du lit, un pan de mur était grand ouvert. Magda s’était enfuie par ce passage, à moins qu’Igescu ne l’eût ouvert pour voir si elle l’avait emprunté. Childe ne pouvait pas le savoir. Mais il valait mieux ne pas s’attarder dans cette chambre. Déjà, il n’avait plus le choix des issues : un brouhaha de voix s’approchait dans le couloir ; ils revenaient. Il avait peut-être le temps de se faufiler et de regagner la chambre Louis XIV avant qu’ils n’aient tourné le coin du couloir, mais il valait mieux ne pas tenter le diable. Il pénétra dans le passage secret.
À peine avait-il fait quelques pas qu’il fut pris d’une nouvelle crise. Foudroyé par l’extase, gémissant désespérément, il dut se retenir aux murs des deux mains pendant qu’il éjaculait. Quand ce fut terminé, il jura grossièrement, mais il ne pouvait rien changer à son état. Il se remit en marche, son sexe toujours raide tendu devant lui comme un foc de navire. Le cône continuait à agir. Dieu seul savait jusqu’à quand se prolongerait son action, combien de temps il faudrait avant qu’il soit complètement dissous.
Il avait songé un instant à rester caché dans le passage, juste à côté du pan de mur qu’il avait laissé ouvert, pour écouter ce que se racontaient les autres. Mais il ne fallait pas qu’il reste dans cette maison une seconde de plus, sous peine d’être repris et tué ; il était terrifié par ce qui était arrivé à Glam et par ce qu’Igescu avait dit de Magda. Il était même plus que terrifié : au bord de la panique. C’était bizarre. Sa terreur aurait dû lui faire passer toute espèce d’excitation sexuelle. Dans de pareilles circonstances, il n’était pas logique qu’il fût encore capable d’érection. Mais il bandait toujours autant, indépendamment de toutes les autres sensations qu’il pouvait éprouver. On aurait dit que sa queue était disjointe du reste de son corps, branchée sur un autre secteur. Le cône, quelle que soit la matière dont il était fait, non content d’être la cause première de son état, en était aussi l’aliment essentiel. Il ne voyait pas autrement comment il aurait pu produire de telles quantités de sperme en si peu de temps. En temps normal, il en allait tout autrement pour lui. Parfois, quand il était vraiment très excité ou quand la marijuana était exceptionnelle, il lui arrivait de jouir trois ou quatre fois au cours de la même nuit. Mais, en temps ordinaire, s’il éjaculait plus d’une fois en une heure, il n’était plus bon à rien pour les quatre ou cinq heures suivantes. L’auto-ironie le poussait souvent à dire que de tous les « privés » du monde il était le moins doué sexuellement, tout en sachant très bien, en son for intérieur, qu’il n’en était rien. Mais à présent, il se retrouvait doté d’une véritable corne d’abondance. Et il était persuadé qu’il finirait par se retrouver en plein orgasme dans des situations où ça serait la dernière chose dont il aurait envie.
Quand il estima qu’il était assez loin de l’ouverture, il fit usage de sa lampe de poche. Et il vit la silhouette blafarde de Dolores qui courait vers lui. Elle lui souriait, les bras grands ouverts. Elle avait les yeux mi-clos, et pourtant brillants ; ses cuisses luisaient d’humidité. Décidément, Childe semblait voué aux femmes qui lubrifient trop abondamment. Mais il aurait été bien mal venu d’en vouloir à Dolores pour cela ; après tout, elle venait de subir un siècle et demi de chasteté forcée.
Elle lui barrait la route. Childe était bien placé pour savoir qu’elle était on ne peut plus charnue, mais il répugnait à s’attaquer à elle. Il ne tenait pas à subir le même sort que Magda. En outre, s’il faisait ce qu’elle désirait, il y avait une chance pour que les effets du cône se dissipent plus vite. C’était même probable. De toute façon, il n’avait d’autre choix que d’en passer par là. Il posa par terre le sac de Grasatchow, éteignit sa lampe de poche et se déculotta. Dolores se coucha sur le dos et l’attira à elle ; il la pénétra et se mit à la besogner sans plus de préliminaires. Il aurait voulu jouir vite mais n’y arrivait pas. Il sentait la chair douce et moite du vagin de Dolores autour de son sexe, il sentait le plaisir monter en lui, mais il ne pouvait échapper à l’automatisme du cône.
Au bout d’un temps très long, il finit par éjaculer. Il voulut se retirer : rien à faire. Au toucher, les bras de Dolores étaient doux et potelés ; mais ils avaient chacun la force d’un python.
L’image du python lui rappela que Magda rôdait dans la maison, et sa terreur s’accrut. Si elle les surprenait dans cette posture, ils seraient sans défense… ces anneaux… Glam… Il se mit à trembler, mais il recommença quand même à se trémousser. Sa peau était glacée, ses cheveux électrifiés par la terreur se hérissaient sur sa tête. Il avait l’anus frigorifié ; il croyait déjà sentir Magda ramper dans son dos et dresser sa tête pour l’en frapper. Il gémit et murmura :
— Ça y est, je perds la boule, je crois pour de bon à ces foutaises.
Puis il gémit encore, mais de plaisir cette fois : un nouvel orgasme s’était déclenché.
Il n’y avait rien à faire. Coucher avec Dolores n’oblitérerait pas les effets du cône. Ils n’en étaient même pas atténués. Et il n’était certainement pas assez idiot pour s’envoyer en l’air avec elle pour le plaisir de la chose pendant que sa vie était en danger. Surtout qu’il venait d’avoir assez de ce « plaisir » pour en être dégoûté pendant un bon moment.
Il essaya d’échapper à son étreinte. La jeune femme n’accentua pas sa prise, mais ne la relâcha pas non plus.
Elle ne le laisserait pas s’en aller tant qu’elle ne serait pas rassasiée de lui, tant qu’il serait capable de bander. Et elle n’était pas près d’être rassasiée ; il n’aurait pas su dire le temps que cela prendrait, mais il avait le pressentiment qu’il en avait pour des heures.
Reprenant la tactique qu’il avait déjà utilisée contre Mme Grasatchow, il mordit à belles dents un des mamelons de Dolores. Il n’avait pas mordu assez fort pour l’arracher, mais elle eut quand même très mal. Elle écarta les bras et se mit à hurler. Il lui échappa, se mit hors d’atteinte d’un bond, remonta son short, ramassa le sac et la lampe de poche. Puis il s’enfuit à toutes jambes ; Dolores criait toujours.
Childe était certain qu’on entendait ses cris depuis la chambre de Magda, par le panneau ouvert. Les autres allaient venir voir ce qui se passait. Le pinceau de sa lampe sautait sans arrêt ; il tourna un coin, et la lampe s’éteignit. Il s’arrêta et tâtonna dans les ténèbres. Apparemment, il était dans un cul-de-sac, mais il se refusait à le croire. Il entendit des cris derrière lui, et il se mit à palper les murs avec des gestes fébriles pour essayer de déclencher un mécanisme d’ouverture quelconque. Une main lui frôla l’épaule, une voix de femme dit quelque chose en espagnol, un bras blanc lui passa sous le nez et toucha une saillie du mur. Un autre bras appuya sur une saillie symétrique. Le mur s’effaça, faisant place à un vide ténébreux. Childe fut poussé en avant (il était resté paralysé l’espace de quelques secondes) ; il se retourna ; le pan de mur était en train de se remettre en place. Il eut tout juste le temps d’apercevoir la lueur vacillante d’une grosse torche électrique.
Une main encore visqueuse de sperme se glissa dans la sienne ; il se laissa guider par la blafarde silhouette. Ils longèrent un corridor et montèrent un escalier. L’air était chargé de poussière ; Childe éternua bruyamment à plusieurs reprises. Igescu n’aurait aucun mal à les dépister : il lui suffirait de suivre la trace de leurs pas. Il fallait qu’ils quittent le passage secret, au moins provisoirement.
Dolores, qui laissait des empreintes aussi nettes que lui, parut se rendre compte qu’elles allaient les trahir.
Elle s’arrêta en face d’un mur et fit jouer d’invisibles loquets. Un pan de mur glissa devant eux, et ils pénétrèrent dans une pièce aux murs de marbre gris et blanc, avec un plafond en marbre rouge, un carrelage de marbre rouge et noir et des meubles en marbre blanc ou noir. Le lustre était un grand mobile formé de petits morceaux de marbre multicolores qui tenaient lieu de bougeoirs.
Il traversa la pièce à la suite de Dolores. Elle lui avait lâché la main, et pressait de la main droite son sein blessé, qui devait la faire énormément souffrir. Son visage était tout à fait inexpressif, mais il y avait une lueur féroce au fond de ses yeux noirs ; il crut y lire la promesse d’une vengeance. Évidemment, si elle l’avait voulu, elle aurait pu l’abandonner dans le passage. Mais elle tenait peut-être à se venger de lui personnellement.
Au moment où ils passaient devant une grande glace, il vit leur reflet. On aurait dit deux amants chassés de leur lit par un mari jaloux. Dolores était nue et le sexe de Childe, encore humide et dégouttant de sperme, jaillissait de sa braguette. Le sac en peau d’ours qu’il tenait à la main ajoutait une touche d’absurde, et l’ensemble valait son pesant de moutarde.
Mais la meute qui les poursuivait n’avait rien de comique. Childe serrait Dolores de près, en l’exhortant à accélérer l’allure. Elle lui dit quelque chose et sortit de la pièce en courant à moitié. Ils traversèrent un salon luxueusement meublé, foulant d’un pas pressé l’épaisse moquette. Dolores fonça droit sur une petite porte, au fond du salon, près d’un escalier en colimaçon dont les marches étaient en marbre de Carrare et la rampe en acajou gravé. Elle l’ouvrit d’une poussée. Ils se retrouvèrent dans une espèce de suite formée de quatre pièces en enfilade, richement décorées, dans le style Édouard VII. Dans la chambre, il y avait une entrée secrète ; une bibliothèque murale glissait sur elle-même, découvrant une double grille de fer que maintenait fermée un cadenas à combinaison. Dolores le manipula prestement ; elle semblait en avoir l’habitude. Elle poussa la grille et ils la franchirent. Puis elle referma la grille et fit passer le cadenas de leur côté ; apparemment, ce geste déclenchait le mécanisme de fermeture. La bibliothèque se remit en place. Childe avait eu le temps de voir qu’ils n’étaient pas dans un passage, mais dans une petite pièce. Il y avait un courant d’air frais.
Dolores alluma une lampe. La pièce contenait plusieurs fauteuils, un lit, un poste de télévision, un bar, une armoire à glace, des piles de livres et plusieurs placards encastrés dans le mur où étaient rangés des boîtes de conserve et diverses victuailles ; l’un d’eux était en fait un réfrigérateur bien rempli. Une porte menait à une salle de bains et à une penderie pleine d’habits. Igescu s’était aménagé une cachette idéale. En cas de nécessité, il aurait pu y survivre très longtemps.
Dolores se mit à parler, toujours en espagnol, mais en détachant bien les syllabes.
— Ici, nous serons en sécurité pour l’instant.
La phrase était assez simple pour que Childe la comprît.
— Pardon de t’avoir mordu, Dolores, lui dit-il en un mauvais sabir. Il fallait que… Je dois sortir d’ici, vite.
Elle fit comme si elle ne l’avait pas entendu. Elle inspecta son sein blessé dans la glace de l’armoire et marmonna quelque chose. Elle se tourna vers Childe et agita l’index, puis elle sourit. Il comprit qu’elle le grondait gentiment, pensant qu’il lui avait fait cela par excès de passion. Elle lui dit de ne pas recommencer. Après lui avoir fait cet avertissement, elle le prit par la main et voulut l’entraîner vers le lit.
Childe lui échappa d’un bond.
— Rien à faire ! cria-t-il. Montre-moi comment on sort d’ici ! Allez ! Vàmenos ! Pronto !
Il se mit à examiner le mur. Dolores parlait lentement dans son dos. Il comprit ce qu’elle disait. C’était on ne peut plus simple et clair. Elle voulait bien le faire sortir, à condition qu’il reste un moment avec elle. Et pas de morsure.
— Non, dit Childe. C’est fini.
Il trouva ce qu’il cherchait : une moulure d’angle qui pivotait sur un axe invisible. L’armoire coulissa sur le côté. Il passa à travers l’ouverture et s’enfuit. Dolores lui criait des choses. Il n’en comprenait pas un mot, mais ça ressemblait tellement aux imprécations coutumières de Sybil qu’il n’eut aucune peine à l’ignorer. Il tenait d’une main un sabre au tranchant acéré qu’il avait décroché d’une panoplie murale et de l’autre sa lampe de poche. Il s’était accroché le sac en peau d’ours à l’épaule gauche. Le sabre le tranquillisait. Il ne se sentait plus aussi démuni. Il était fermement décidé à quitter le passage et à sortir par la grande porte à la première occasion. Il était prêt à tailler en pièces quiconque essayerait de se mettre en travers de sa route. Il en aurait même été soulagé.
Mais encore fallait-il trouver une issue. Il suivit le passage jusqu’à un escalier très raide qui se perdait dans le noir au-dessus de lui. Il revint sur ses pas et se mit en quête de miroirs truqués et d’ouvertures dérobées donnant sur des chambres. Il en trouva plusieurs, mais fut incapable de les faire jouer. En désespoir de cause, il retourna à l’escalier et le gravit de son pas le plus léger. Il avait passé le sabre dans la ceinture de son short et tenait la lampe entre ses dents, afin d’avoir les mains libres pour se retenir aux murs si l’escalier se transformait soudain en toboggan.
Les marches ne se dérobèrent pas sous lui, et il se retrouva sur un palier exigu. Une porte donnait sur le palier ; pour l’ouvrir, il suffisait le plus prosaïquement du monde d’en tourner le bouton. Il s’avança prudemment ; il était dans une pièce en rotonde, que la lune, œil pâle environné de brume, baignait d’une douce lumière à travers une large baie vitrée. Il regarda par la baie et vit le devant de la maison, l’allée bordée d’arbres qui conduisait jusqu’au milieu de la portion centrale. Il se trouvait dans la coupole qui surmontait l’aile gauche, jouxtant le bâtiment espagnol d’origine. Elle comprenait trois pièces, dont les deux premières étaient vides. La porte de la troisième était entrebâillée, et un filet de lumière s’en échappait. Childe se mit à quatre pattes et passa lentement la tête dans l’entrebâillement. Mais il la retira aussitôt : un nouvel orgasme se déclenchait. Il éjacula après maintes contorsions, en serrant les dents et en pinçant les lèvres pour ne pas gémir.